Traversées Transgressions de Marianne CATZARAS.
Portraits et Déluges.
À la mémoire de Constantin Catsaras et d’Eleni Oikonomou
Pêcheurs d’éponges, scaphandriers, nageurs devant l’Éternel
Marianne Catzaras a commencé à nous émerveiller il y a déjà presque 20 ans. Elle a exposé en Tunisie, France, Grande-Bretagne, Algérie, Égypte, Allemagne, Maroc, Italie, Roumanie. À Samos, en Crète… Tunisienne d’origine grecque, elle est la petite-fille d’un pêcheur d’éponges qui, dans les années 1940, a quitté son île de Symi au Nord de Rhodes, dans l’archipel du Dodécanèse, pour venir s’installer à Djerba, tout en continuant à naviguer sur les mers. Photographe, auteure d’installations et de vidéos, poétesse, M. Catzaras est considérée à juste titre comme l’une des principales artistes de la scène contemporaine, notamment dans le domaine de la photographie, en Tunisie.
En 2009, 2010 et 2011, elle participe à des expositions de groupe en présentant des œuvres pour le moins frappantes. Pour le spectateur plutôt accoutumé sinon à l’exotisme photographique, du moins à la créativité facile, faite de métaphores hâtives, d’alliances travaillées mais usées, certains montages de M. Catzaras ne sont pas sans provoquer un insondable sentiment de malaise, mélange de mélancolie et de trouble, derrière des apparences plus ou moins anodines.
Le premier mouvement du spectateur est en effet celui d’un questionnement, face à ce je ne sais quoi qui ressemble à de l’agressivité, qui dérange, venant d’une artiste à l’allure au demeurant très douce, au sourire subtilement angélique. Mais réduire les Portraits de M. Catzaras à une frayeur glacée n’aide pas à mieux comprendre le travail ni la démarche de l’artiste. Ce que nous proposons ici, c’est un effleurement respectueux du comment, de la manière à défaut du pourquoi, en approchant les circonstances de l’effet mal-être.
Peut-être aussi, pourquoi pas, sonder le lien entre le dérangement et ce silence de la nation tunisienne au moment des expositions. Dérangements, stupeurs et luminosités outrageuses, fables sidérantes qui burinent l’œuvre-portrait, avant d’en venir à la série des Eaux, où tout semble défenestré, déraciné, pris dans l’absolu d’une débandade.
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Portrait 1. Le personnage, une femme au crâne rasé, est tout en extension, maquillé. La chorégraphie, le fort contraste des couleurs, tout semble nous aviser d’une scène de spectacle, d’un détail de ballet nocturne. La « danseuse », un peu spectrale, semble téléportée. L’émotion est très proche d’un sentiment de terreur naissant. Le regard est fixe, sidéré. Non, en réalité, le regard est peu visible. Il est remplacé par l’énorme torsion du muscle du cou, si tendu qu’il en semble un avant-bras. Ces mirages de musculatures se retrouvent à d’autres niveaux dans l’œuvre, qui construit ses fictions par de réels trompe-l’œil. Latéral, un large rai de lumière prend quant à lui la forme d’une lame de couteau élancée dans la partie obscure. L’art est sans doute là, dans ce lien suggéré, automatiquement : entre la courbure du cou tendu et l’acuité de la lumière, levée à la verticale, surgit brutalement l’idée d’un sacrifice. On ne sait pas, et le malaise naît de ce qu’on ne sait pas, et ne saura point si la danseuse tente d’esquiver le menaçant couperet, luttant contre lui, ou si elle ne fait simplement qu’exécuter une chorégraphie, en simulacre – distendue, soumise à l’imminente sentence. C’est cette hésitation-là, cette impossible certitude que Marianne Catzaras nous oblige à confronter, comme aux moments durement – et durablement – doubles de la vie.
Le deuxième Portrait déploie un corps étendu. Vêtu d’une blouse blanche souillée, la main droite est maladroitement ramenée sur le corps raide. Cette maladresse crée l’illusion d’un cadavre, d’un corps qui a chuté et dont le sujet ne contrôle plus les mouvements. Mais cette main posée est comme torsadée dans sa pose. Au spectateur elle peut rappeler la main du voleur pendu que peignit Rembrandt en son temps dans La Leçon d’anatomie (1632) et dont l’écrivain allemand W.G. Sebald décrit admirablement l’étrangeté dans son roman Les Anneaux de Saturne (1995 pour l’original allemand). Sebald fait de ce tableau, et d’un détail frappant du tableau – la main déformée, dont la souffrance est toute dans cette distorsion – une analyse très particulière. Pour lui, Rembrandt distord la main afin de rompre du même coup avec les codes de la représentation anatomique et dénoncer la cruauté de cette société, son voyeurisme. Peu importe pour le peintre flamand qu’il se fasse l’écho des récentes évolutions de la médecine, des toutes nouvelles séances de dissection dans les morgues. En peignant cette main brisée, il cristallise selon Sebald sa compassion à l’égard de ce paria de la société allongé dans la morgue de l’Hôpital, il montre l’implacable regard cartésien des chirurgiens, inapte à discerner autre chose que cet ensemble terriblement complexe du corps. Il trahit l’impossible lien à l’âme, la séparation irrémédiable entre une caste et une autre, malgré toutes les transparences que permettraient les connaissances nouvelles sur le corps et autour de lui, les conquêtes de la science. Il exemplifie l’adage de Rabelais, parasitant la science par l’insinuation d’une ombre mauvaise : la conscience. Laissons Sebald élucider davantage pour nous, via Rembrandt et l’analyse étonnante qu’il nous donne de la Leçon d’anatomie, ces Portraits de M. Catzaras:
Le spectacle donné en présence d’un public payant issu des classes aisées n’était pas seulement destiné à démontrer à chacun que la science nouvelle avançait sans peur sur le chemin de la connaissance, il s’agissait aussi de quelque chose d’autre, que l’on eût sans doute récusé avec force, à savoir du rituel archaïque de démembrement d’un homme, de la stricte application de la peine requise contre le délinquant, laquelle impliquait que sa chair fût meurtrie jusqu’après la mort. Le caractère officiel de la dissection du défunt telle que Rembrandt l’a représentée – les chirurgiens sont tirés à quatre épingles et le professeur Tulp est même coiffé de son chapeau […] prouvent que la leçon d’anatomie d’Amsterdam n’a pas uniquement pour objet l’approfondissement de la connaissance des organes internes de l’homme. Lorsque nous nous tenons aujourd’hui, au Maurits-huis, devant ce tableau anatomique de Rembrandt qui mesure bien un mètre cinquante par deux, nous nous trouvons exactement à la place de ceux qui suivirent le processus de dissection, à l’époque, au Waagebouw, et nous croyons voir ce qu’ils ont vu : allongé au premier plan, le cadavre verdâtre d’Aris Kindt, la nuque brisée, le torse effroyablement bombé sous l’effet de la rigidité cadavérique. Et cependant, on peut se demander si quelqu’un a réellement vu ce cadavre car l’art de la dissection, à l’époque en plein essor, consistait au bout du compte à rendre invisible le corps coupable. C’est ainsi que les regards des collègues du Dr Tulp ne sont pas fixés sur ce corps en tant que tel ; ils ne font que le frôler car il s’agit surtout de ne pas perdre de vue l’atlas anatomique ouvert où l’effroyable corps matériel se trouve réduit à un diagramme, à un schéma d’homme tel que le concevait l’amateur passionné d’anatomie, René Descartes, qui semble avoir compté, lui aussi, au nombre des spectateurs présents au Waagebouw en cette matinée de janvier. Dans ses méditations philosophiques, qui constituent une contribution essentielle à l’histoire de la sujétion, Descartes enseignait qu’il faut détourner son regard de la chair incompréhensible, le fixer sur la machine disposée en nous, sur ce qui peut être compris totalement , utilisé plus efficacement et, en cas de dysfonctionnement, réparé ou mis au rancart. Au singulier isolement dans lequel nous apparaît le cadavre pourtant entouré de monde correspond le fait que le réalisme tant vanté de ce tableau de Rembrandt ne résiste pas à l’examen. C’est ainsi que l’autopsie ne commence pas par l’abdomen qu’il conviendrait d’ouvrir pour éloigner au plus vite les viscères où le phénomène de décomposition se manifeste en premier lieu, mais (et cela suggère également un acte de représailles) par la dissection de la main délictueuse. Et cette main présente d’ailleurs des particularités tout à fait remarquables. Comparée à celle qui repose le plus près du spectateur, elle nous apparaît à la fois démesurément grande et totalement inversée du point de vue strictement anatomique. Les tendons dénudés qui devraient être ceux de la paume de la main gauche sont en fait ceux du dos de la main droite. Il s’agit donc d’une figure purement scolaire, d’un emprunt à l’atlas d’anatomie en vertu duquel le tableau, au demeurant peint d’après nature, présente un défaut de construction criant à l’endroit même où s’exprime sa signification centrale, à savoir là où la chair a d’ores et déjà été incisée. Il est à peine pensable que Rembrandt ait fait cela sans le vouloir. Autrement dit, la rupture dans la composition me semble tout à fait intentionnelle. La main difforme témoigne de la violence qui s’exerce à l’encontre d’Aris Kindt. C’est avec lui, avec la victime, et non avec la guilde des chirurgiens qui lui a passé commande du tableau, que le peintre s’identifie. Lui seul n’a pas le froid regard cartésien, lui seul perçoit le corps éteint, verdâtre, voit l’ombre dans la bouche entrouverte et sur l’œil du mort.
Mais revenons à Marianne Catzaras. Le 3ème Portrait nous offre de voir ce même corps levé, comme ressuscité. Le personnage est cette fois-ci de profil. Placide, il semble s’offrir à la lumière, sans sentiments. La robe ou blouse blanche absorbe à l’extrême la luminosité qui la baigne, la chiffonnant gaiement, en même temps qu’on y voit se dessiner le reflet grillagé d’une fenêtre. La sobriété de la scène nous plonge dans des atmosphères de théâtre, une mise en scène place derrière la femme debout un autre rai de lumière, un profil très fin d’auréole, qui semble se déplacer avec elle, tandis que nous avons l’illusion d’une immobilité. Entre ces deux portraits, dont l’un instaure l’abandon lourd, presque déjà difforme, du corps exténué, et l’autre une gravité aérienne, il y a toute la poésie de Marianne Catzaras, qui veut trouver l’alchimie juste entre le mouvement et l’immobilité, la stase et une amorce de partance, à renouveler toujours.
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La Série des Eaux ouvre pour nous une toute autre ronde fictionnelle. Elle comporte 7 œuvres, dont la suggestion et la composition sont extrêmement attachantes.
Sur ces « toiles », ingénieux ajustages photographiques où l’artiste joue des superpositions, surimpositions, effacements, réapparitions, les thèmes sont ceux du départ. Bateaux, chevaux, troupeaux de moutons lancés pour un exode, enfants en maillot de bain pataugeant à l’envi dans les eaux d’un déluge, écumes montant à l’assaut des roches, immeubles basculant sous la violence d’opéra d’un tsunami, les mises en scène de M. Catzaras jouent avec des bouleversements de plus ou moins grande intensité. Sur Le Déluge, l’immeuble est la photographie d’une ancienne bâtisse du Quartier de la petite Sicile à La Goulette, dans la Banlieue Nord de Tunis. L’image est fondue avec celle de rochers – les lieux sont croisés. Au fond à droite, on peut distinguer l’une des tours à coupole de la Cathédrale de Tunis. On croirait être à la fois au balcon de l’immeuble d’en face et au pied des gros blocs pierreux de Carthage Hannibal, là où se dresse l’ancienne résidence d’été des Beys de Tunis, tout près du calme éternel des ports puniques, à la jointure des plages rocailleuses et des rotondes adoucies de vase. L’artiste a conjoint les lieux. Elle les entremêle, comme doivent être emmêlés dans sa mémoire, en un doux chaos intime, récits familiaux et visions personnelles.
Mais ce qu’elle montre surtout, dans une culture où la mer est partout présente, c’est l’étroite friction des domaines, terre et mer. La Porte de la Mer, lieu central séparant la ville arabe de la ville européenne ou « coloniale » à Tunis, est une désignation qui rappelle qu’autrefois, la mer arrivait jusque là. Cette division des sphères, M. Catzaras la balaie d’un coup d’objectif. Les superpositions auxquelles elle procède ne sont pas des empilements ludiques ; ils disent une promiscuité atavique, le possible renversement des choses, comme le suggèrent si poétiquement les fins branchages apparaissant sur la gauche de la toile, et qui tiennent autant d’un corail bleui – par contamination avec les volets délavés de la bâtisse – que des brindilles oniriques d’un arbre volant dans la tempête. La terre est donc envahie par les eaux et porte désormais leurs coraux bleus; des vagues énormes lèchent l’immeuble naufragé, transformé en vaisseau fantôme. Wagner est là, des souvenirs de désastres aussi, sans doute. Il faut quitter et repartir, une autre fois.
Ce nouveau départ, c’est l’œuvre intitulée Le Bateau qui l’incarne le mieux. Œuvre-leurre, splendide, surréaliste, qui allie des pigments adoucis aux rouilles d’un vieux cargo massif pénétrant les murs. Ce passe-murailles a le même effet que le Flacon baudelairien. Toute matière devient poreuse. Le mouvement est effectif, une fumée noire se dégage de la cheminée. Voilà un autre bâtiment mis au rancart que l’artiste sort encore de son inertie. Exit le « im- » de « immeuble ». On se demande d’où l’artiste a pris la photographie du bateau, à la proue si large qu’il en ressemble à un requin marteau, si large qu’il occupe presque tout l’espace de la pièce qu’il vient intempestivement traverser. Aucune amarre dans ces vues glissantes, amovibles, déplacées. Les repères, les fixités ont bel et bien été larguées. Les rouilles et les gris-bleus des zébrures sur l’eau font écho à la pelure ferrugineuse des peintures sur les murs érodés de la pièce. Tout part, tout s’écaille : le bateau est une épave remontée à la surface, revenant jusqu’à nous pour assurer sa présence, malgré les trous de mémoire, les portions décollées, les ellipses, les amnésies. Un autre tableau est absolument à faire dialoguer avec celui-ci, c’est celui du Wagon, où l’on observe un personnage en robe toute de voilures blanches, métaphore encore d’une partance, se tenir sur le marchepied d’un wagon abandonné en pleine nature – vestige d’un tournage cinématographique, comme on en trouve souvent en Tunisie ? –, semblable à une vieille caravane de gitans, tout en rouillures et griffures, graffitis et initiales d’amoureux comme aux écorces des grands arbres au Jardin du Belvédère au Nord-Ouest de Tunis. L’abandon est inventé, mais via le personnage sur le point de sauter, il suggère un nouveau départ encore.
L’Histoire de ce pays est écrite avec ces rouilles en attente, ces épaves encore vaillantes, avec les sillages non-éteints des peuples qui ont touché le rivage, et ont acquis droit de cité, comme les autres.
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Cette technique qui brasse terre et mer, nous la retrouvons encore avec Le Départ. Un grand courant de vaguelettes frisées, écumantes, traverse la toile en son centre, débordant sur les côtés. On ne sait si l’artiste a voulu représenter un évènement particulier, un tombolo comme aux Antilles, où la marée « sépare » en deux la mer, comme le fit Moïse en son temps avec la Mer Rouge selon la tradition biblique, ou si ces croisements disent une inondation. L’œuvre, bleutée, est dominée par un troupeau de moutons à tête noire dont deux mènent la marche vers l’avant, c’est-à-dire vers le spectateur. Au loin, sur l’horizon, deux bateaux se profilent, suggérant le débarquement – d’une arche de Noé toute en moutons ? M. Catzaras dit l’exode, la transhumance, l’abandon des frontières. Le troupeau semble suivre une ligne précise, celle des eaux : ne marcher que sur une seule trace, celle des eaux. Mais quelle terre cherchent donc ces bêtes ? Que figurent-elles ? Un peuple ? Une nation, des groupements d’immigrés ? Clandestins ? Débarquent-elles ? Sont-elles en route pour un autre embarquement? Toutes les blessures du passé, du présent, tous les défis sont dits à travers cette poussée grégaire où l’esprit semble totalement indexé à l’appel de la survie, aux exigences premières de l’homme, à la nécessité de se trouver un lieu où se fixer provisoirement. Les migrants de la toile sont à la fois tous les migrants de l’époque moderne, les Harraga et les clandestins, boat-people mais aussi les nomades d’autrefois, bahutsim judaïsés en Ifriqiya ou touaregs impossibles à circonscrire. Comme la terre épousée par les eaux, maritimes ou pluviales, ou fluviales, les mythes bibliques (exode, fuite) s’allient aux thèmes modernes des déplacements de population. C’est cette traversée-là, et ces traverses-là, ces appareillages hasardeux, que l’artiste s’efforce, le temps d’une exposition, de « fixer » pour nous. Tenez-vous bien, tout va partir.
De plus en plus onirique, la Série des Eaux nous livre une quatrième création : Les Vagues. Une chevauchée fantastique. Cavalcade de chevaux blancs enfouis sous l’aile profonde d’une énorme vague, le ton ici est celui d’un noir et banc écumeux, gorgé de sensualité. Les écumes se mêlent à la beauté de la robe des chevaux, à l’envol des queues. L’artiste a abandonné les pastels, les douces alliances de bleus pâles et de rouille-rosé pour un paysage moins contrasté, mais néanmoins imprégné de symbolisme. La rondeur hésitante des petits moutons a laissé place à la puissance du galop, aux muscles bandés, à l’éclat des crinières. L’énergie du monde est dite dans ce défilé sous la déferlante : l’élan fait vie, on n’est plus dans la logique du petit Poucet mais dans celle de ce quatuor mythique suivant la piste des rivages, protégé sous l’aisselle bienveillante de la mer. Le nombre est à la fois réduit et démultiplié, tandis que le contraste des matières dit une harmonie nouvellement fondée, celle qui associe la robe lisse et lumineuse des chevaux et la douceur ouatée des vagues, qui font comme un cocon nouveau à ces licornes extraordinaires. Le paysage est d’ailleurs un peu lunaire mais moelleux, tout en douceur. Ce qu’arrive à dire l’artiste ici, c’est d’abord une puissance muette, un règne de silence, un grondement feutré où tout se joue. Aucune annonce spectaculaire, nulle apocalypse, les chevaux courent, évitant les rochers, ils suivent leur route, et nous les suivons.
Ces bouillonnements se haussant jusqu’aux nuages, nous les retrouvons dans Écume. La symphonie ici est celle de la vie et de la mort. Des eaux écumantes, par une incompréhensible tectonique, montent vers un rocher pierreux, couvert de fibrilles sèches. Le haut est solaire, tandis que le bas, d’où montent les eaux, ombreux, sombre, humide. Voilà encore une autre fable écologique. L’eau monte vers le sec, bravant les lois de la pesanteur. La diction de notre très probable future disparition dans l’étreinte désertique, de plus en plus resserrée, est accomplie. Silencieusement, nous savons que la transgression serait dans le renversement des niveaux – que monte le niveau de la mer et non celui des déserts. Marianne Catzaras qui nous a gratifiés en 2005 d’une sublime exposition de Portraits sur les Noirs de Djerba est sensible, au point le plus fort, à cette présence irréfragable du désert, de l’Afrique subsaharienne à deux pas des écumes bouillonnantes de la Méditerranée sur des centaines et des centaines de kilomètres de côtes. La petite-fille du pêcheur d’éponges sait que la solitude des alvéoles desséchées est toute proche des rêves liquides de miel. Le petit collage qu’elle réussit sur sa photographie est l’allégorie criante de ce combat perpétuel entre la montée des sables et celle des eaux, entre les ruches pleines et les éponges pétrifiées. Son regard nous en propose une mêlée adoucie, une friction, une fiction-friction. Usures de rouilles et cotons d’eaux guérisseuses.
Ce regard de griot nous dit tout : la topographie de ce pays-ci de Tunisie, son Histoire de cargos débarquant et réembarquant, déposant les uns, arrachant les autres, cette civilisation du mouton, les transhumances des êtres et des bêtes, les vieux quartiers à la dérive, ensevelis et qu’une eau déchaînée révèle et fait naître à une seconde vie, les bateaux-masures et les masures-bateaux, les caisses de silence sous les proclamations et les acclamations de l’Histoire. Cet art qui ignore le strident et les imitations flamboyantes nous somme de revenir à la grammaire intime de notre sous-continent. Nous répondons à la sommation par l’impression étrange que le sol bouge sous nos pieds, nous ne savons plus si nous sommes vraiment d’ici ou non, tout comme nous n’arriverons pas à savoir avec certitude si le personnage des portraits est une femme ou un homme. C’est que Marianne Catzaras nous fait sortir de nos abris antisismiques, vaille que vaille. Le sol bouge sous nos pieds.
Une dernière toile, très tunisienne, L’Inondation. Des enfants, petites filles en bikinis et petits garçons en maillot, avec de l’eau jusqu’aux genoux, dans une pièce inondée, ravis d’être là et de profiter de la situation. Nous sommes en été, bien sûr. Les portes, les fenêtres sont ouvertes, les placards béants sont envahis par l’eau et les bambins saisis d’un ravissement. L’image floutée ne donne à voir que le mouvement, la lente avancée, comme une danse, dans un espace tout à fait inattendu – se baigner dans une chambre inondée, c’est plutôt rare… Le flou dit l’âge qui avance imperceptiblement, les genres effacés des choses, la remise des fonctions, leur perte, l’inutilité foncière des biens, le triomphe du plaisir sur la prétentieuse constance des choses, là encore. Autre modulation des énergies conjointes des êtres et du monde. Aucun cheval lancé au galop ici mais les corps sains d’enfants qui ont plaisir à rentrer dans la maison inondée. La rouille a laissé place à des éclats vifs de couleur.
Retour aux transgressions de l’enfance, les plus belles.
marianne_catzaras@yahoo.fr